Les rythmes impairs

Dans le billet sur les signatures rythmiques et la décomposition du temps nous avons vu qu’il existe beaucoup de possibilités dans la décomposition du temps. Parmi celles-ci les mesures dites « impaires », dont nous avons tenté plusieurs définitions :

  • mesures où le numérateur de la signature rythmique n’est pas « pair » (c’est à dire multiple de 2)
  • mesures qui ne peuvent pas se décomposer en parties égales pour être battues de façon régulière (sauf bien-sûr en battant chaque temps ou en regroupant plusieurs mesures)
  • toutes les mesures qui ne sont pas du 2/4 ou du 4/4 🙂
  • les mesures bâties sur une clave qui définit des groupements irréguliers.

Toutes ces définitions sont imparfaites, néanmoins il existe une sorte de consensus informel sur ce que sont ces mesures perçues (du moins pour qui a surtout l’habitude des mesures paires) comme « biscornues »,  sur lesquelles il semble difficile de caler une battue régulière.

Quelques exemples de signatures considérées comme impaires :

  • 5/4
  • 7/8
  • 11/16
  • etc.

Bien que relativement peu usitées dans la musique classique occidentale, elles sont au contraire fondamentales dans d’autres cultures musicales, et depuis très longtemps, par exemple dans les Balkans ou en Inde. Et bien-sûr elles sont très présentes en musique contemporaine.

Dans le jazz actuel, les mesures impaires sont aussi très souvent utilisées, mais leur utilisation jazzistique ne date pas d’hier ! Elles ont été notamment popularisées par le disque « Time Out » de Dave Brubeck, qui comprend bien-sûr le célèbre Take Five, mais aussi d’autres thèmes « impairs » comme le « Blue Rondo a la Turk ».

Dans cette séance nous allons découvrir un certain nombre d’exemples par l’écoute de morceaux aux signatures rythmiques variées. Une fois n’est pas coutume, j’ai choisi d’organiser cette liste par signature (3, 4, 5, …) plutôt que par ordre chronologique.

deezer


La playlist complète est disponible ici sur Deezer.

3 temps

C’est la valse, la plus commune des mesures impaires, même si elle n’est pas forcément catégorisée comme telle. Après le 4/4, c’est la signature rythmique la plus commune dans les standards de jazz.

  • Valse Hot (Sonny Rollins) : un thème emblématique de la signature 3/4, très valse…
  • All Blues (Miles Davis) : autre thème en 3/4 très connu. Cette version de référence, dans Kind of Blue, reste relativement sage, mais plus tard le second quintet de Miles fera beaucoup d’expérimentations sur ce type de mesure. À ce sujet, écouter la version du même thème dans Tribute to Miles, ou Footprints plus bas.

3 & 4 temps

Il n’est pas si rare, dans un morceau de jazz, d’alterner entre plusieurs signatures rythmiques. Par exemple 3/4 et 4/4.

  • Comrade Conrad (Bill Evans) : un thème où le 3/4 se fait plus léger, tend plutôt vers le 6/8 avec ses deux décompositions (2×3 ou 3×2), et qui a la particularité d’alterner en permanence entre 3/4 et 4/4. Voici une autre version du même thème (Alberto Gurrisi), cette fois avec batterie, ce qui rend plus facile d’entendre les transitions. Exercice : repérer les changements de métrique.
  • Joshua (Miles Davis) : ce thème est principalement écrit en en 4/4, mais comprend quelques mesures en 3/4. Exercice : repérer ces mesures en 3 et trouver d’autres version du même thème où leur traitement est différent.

5 temps

  • Take Five (Dave Brubeck) : tube interplanétaire, ce thème fut parmi les premiers à incorporer ce type de rythmiques au jazz, parmi d’autres morceaux du disque Time Out.
  • Slinky (John Scofield) : beaucoup plus récent, morceau où le 5/4 passerait presque inaperçu tant il semble naturel. Exercice : identifier la clave.
  • Airegin (Sonny Rollins) : c’est une pratique courante en jazz que de « détourner » des standards en changeant de signature rythmique. Dans cette version virtuose issue de This Place (Scott Colley), ce thème écrit à l’origine en 4/4 est joué en 5 temps. La version commence d’ailleurs par un magnifique solo de batterie (Bill Stewart) sur la structure du thème, toujours en 5 bien-sûr ! Exercice (très difficile) : chanter le thème en 5/4 sur le solo de batterie.
  • Processional (Dave Holland) : par le maître incontesté des mesures impaires aux lignes de basse chaloupées.

6 temps

Les morceaux en 6 temps sont souvent rangés avec les trois temps (après tout c’est surtout une question de notation, à la blanche, la noire, la croche, …). Mais voici quelques exemples traditionnellement écrits en 6/4 :

  • Footprints (Wayne Shorter) : comme pour All Blues (plus haut), cette magnifique version d’Adam’s Apple est relativement sage, mais il faut également écouter la version de Miles Smiles où les expérimentations rythmiques sont nombreuses. Exercice (pas facile) : transcrire les différentes décompositions sur l’une et/ou l’autre de ces versions.
  • The Oracle (Dave Holland) : autre morceau du bassiste anglais.

7 temps

  • Nommo (Max Roach) : exemple assez précurseur par ce batteur aux multiples facettes, ici dans Drums Illimited. Exercice : identifier la structure.
  • All The Things You Are (Jerome Kern) : autre magistral exemple de détournement impair d’un thème écrit à l’origine en 4/4, ici par le pianiste Brad Mehldau qui est relativement coutumier du fait. Exercice (pas facile) : compter en 7 sur l’intro de piano.

8 temps

En jazz on n’écrit quasiment rien en 8, il est tellement plus facile et habituel de noter sur deux mesures à 4/4, ou de diviser le tempo (ex. à la croche plutôt qu’à la noire)…

  • Imperfect Circle (Awake) : voici tout de même un exemple de morceau qu’on serait bien tenté d’écrire en 8/4, tant la tournerie serait plutôt sur 8 temps (ou plutôt 3+3+2, voir plus loin pour les mesures composées).

9 temps

Comme les autres multiples de 3, le 9 temps est parfois assimilé au 3/4 ou autre. Sauf quand la clave est clairement sur une décomposition qui n’est pas 3×3.

  • Blue Rondo A La Turk (Dave Brubeck) : autre exemple tiré de Time Out. Il a la particularité de revenir au 4/4 en dehors du thème, en revanche le thème est très marqué sur le plan rythmique et exploite plusieurs claves différentes. Exercice : identifier ces claves.
  • I’m Burning Up (Steve Coleman) : plus contemporain, le saxophoniste Steve Coleman est un autre musicien très connu pour ses expérimentations rythmiques et l’utilisation quasi systématique des métriques impaires. Allez jusqu’au bout, le rap en 9 temps vaut le détour !

10 temps

  • Modern Times (Dave Holland) : comme le 6 avec le 3, le 10 est le plus souvent noté en 5… Sauf quand il existe une décomposition qui le justifie, comme dans ce morceau qui alterne assez clairement entre 2/2 et 3/2, c’est à dire 4/4 + 6/4, ou encore 10/4. Exercice : transcrire la clave et la noter de deux façons différentes.

12 temps

  • Exercice : trouver un morceau qu’il serait plus simple à écrire en 12 qu’en 2, 3, 4, ou 6. Ca existe peut-être vraiment 😉

11 & 13 temps

  • Global Citizen (Dave Holland) : décidément ce bassiste est incontournable quand il s’agit de métriques impaires 🙂 Ici il nous gratifie d’une complexe composition qui alterne entre 11 et 13 temps ! Exercice : identifier les passages correspondant à chaque métrique.

15 temps

  • Voleo (Magic Malik) : parfois le 15 correspond simplement à du 5×3, mais ici la tournerie s’étale indéniablement sur quinze temps que l’on ne peut pas grouper par cinq (la décomposition serait plutôt 8+7, ce que l’on notera 15/8 ou bien 8+7/15). Exercice : quel standard bien connu se cache ici ?

16, 17 et plus

Comme les autres multiples de 4, le 16 n’est pas vraiment utilisé. Même chose pour le 18, le 20 : ce sont des multiples des précédents, et au besoin on préférera noter sur plusieurs mesures.

Si on veut être exhaustif, il reste les nombre premiers, qui ne sont divisibles par aucun autre (17, 19, 23, 29, …). Mais cela n’est pas vraiment praticable : cela fait tout simplement trop de temps à compter ! Dans ce cas, si c’est vraiment nécessaire, on utilisera plutôt des mesures composées, par exemple exemple 8+5+4 pour du 17. Mais tout de même très rare, en tout cas en jazz.

En musique classique indienne, en revanche, ces mesures composées et très longues sont réellement utilisées. Voici un exemple, pour oreilles averties !!

Ici il s’agit d’une séquence (« tala ») sur 17 temps, composée à partir de 3 « syllables » : 1 « pluta » (12 temps) puis 2 « drutas » (2 temps chacun) puis 1 « anudhruta » (1 temps). Cela fait donc 12 + 2 + 2 + 1 = 17. Le compte y est 🙂

Pour plus d’infos (un peu techniques…) sur ces rythmes indiens :

4 réflexions sur “Les rythmes impairs

    1. Frédérik Bilhaut

      Merci beaucoup William 🙂 Excellent lien en effet pour re-boucler vers le jazz !!

      C’est bien-sûr notre ami MacLaughlin avec son accolyte de (Remember) Shakti, groupe mythique des années 70 qui avait fait un excellentissime concert revival il y a quelques années. Du coup je surenchéris : https://www.youtube.com/watch?v=UfjxtcNYKz4 (et j’ai le DVD d’une autre session pour ceux que ça intéresse).

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